Il y a vingt ans, j’ai découvert les méthodes agiles. C’était grâce à mon père, également ingénieur en informatique, qui était tombé sur le site web d’Extreme Programming. Peu de temps après, nous avons lu le manifeste pour le développement agile de logiciels. Depuis, je n’ai pas arrêté d’apprendre et d’explorer ce domaine. Dans ce que j’ai appris, il y a des erreurs que j’ai dû désapprendre. Avec ce billet, je démarre une série sur une sélection de ces erreurs.
J’ai décidé de commencer par celle que je considère comme étant la plus grosse et la plus grave.
Erreur : « l’agilité est avant tout un état d’esprit »
Dans cet article, un peu plus long qu’à mon habitude, je commence par retracer l’origine de cette idée. Ensuite, je détaille un certain nombre de raisons expliquant pourquoi il s’agit d’une erreur. Enfin, je donne différentes pistes à explorer pour trouver une définition plus cohérente de l’agilité.
D’où vient cette erreur ?
Une des premières mentions de l’état d’esprit agile se trouve dans un papier de A. Harrison publié en 1997 intitulé From lean to agile manufacturing. Ce papier s’inscrit dans la mouvance de la manufacture agile initiée par un livre de 1991, 21st Century Manufacturing Enterprise Strategy. Cette mouvance perpétue les acquis de la manufacture lean, mais sent que pour faire face à l’avenir il faut être capable de passer à la vitesse supérieure. L’agilité est vendue comme une nécessité pour ne pas être relégué au banc des remplaçants. Pour rappel, on est en 1991 !
Lors de l’élaboration du manifeste agile à Snowbird en 2001, plusieurs noms sont proposés dont « lightweight » (léger), « adaptive » et « agile ». Ce dernier, proposé par Jim Highsmith, s’inspire du concept de manufacture agile. Lors du seul vote de toute la retraite, c’est ce terme qui est choisi.
Le manifeste pour le développement agile de logiciels se diffuse rapidement. C’est en partie grâce à trois facteurs. La première est la publication du manifeste sur le web. La seconde est le contexte de désillusionnement suite à l’éclatement de la bulle internet. La troisième est le coup de génie de Ward Cunningham de mettre une fonctionnalité permettant à n’importe qui de signer le manifeste, rejoignant ainsi la liste de ces premiers signataires. Un précurseur du like en quelque sorte.
En seulement quelques années, les premières frustrations se font sentir. Finalement, tout le monde n’arrive pas naturellement à incarner les valeurs du manifeste agile. Il est facile de leur apprendre Scrum, le cadre qui se diffuse le plus rapidement. Tout le monde arrive à faire un backlog avec des post-its, mais la collaboration est faible et la valeur livrée discutable. Alistair Cockburn, passionné de psychologie, explore déjà depuis quelques années les problématiques humaines. Dans un article écrit en novembre 2001 avec Jim Highsmith, il affirme que les processus agiles sont conçus pour tirer profit des forces propres aux individus et aux équipes. L’idée n’est pas de prendre un moule et de forcer les gens à rentrer dedans, mais plutôt de prendre les gens et de confectionner des processus sur mesure.
En 2008, Greg Smith et Ahmed Sidky publient leur livre Becoming Agile. Ce livre emploie le terme « mindset » plus de 30 fois. Au premier chapitre, on voit une description de ce qui est entendu par ce terme.
Beaucoup de gens pensent que l’agile est juste un autre processus de développement logiciel. Bien que ce soit vrai dans une certaine mesure, l’agile comporte bien plus qu’un processus ou un ensemble de pratiques. L’agile (ou l’agilité) est plutôt un état d’esprit — une manière de penser le développement logiciel. L’état d’esprit agile peut être appliqué à n’importe quel processus utilisant n’importe quel ensemble de pratiques. La meilleure manière d’illustrer notre compréhension de l’agile est au travers de la figure 1.2.
Au cours des années qui suivent, Sidky et d’autres appuieront une distinction entre faire l’agile et être agile, parfois rappelant que le mot « agile » est un adjectif. Sidky produira son célébrissime schéma.
Ces réflexions trouvent leur apothéose en 2015 avec le livre The Agile Mind-Set de Gil Broza qui affirme que la pièce manquante des processus Agiles, c’est l’état d’esprit Agile. Le chapitre 1 comporte une description des éléments constitutifs d’un état d’esprit.
J’ai trouvé utile de considérer qu’un état d’esprit comporte trois éléments :
Valeurs : ce que vous considérez comme étant le plus important dans la situation actuelle.
Croyances : ce que vous considérez comme vrai dans ce genre de situation.
Principes : les normes qui guident vos choix, vos décisions et vos actions.
Plus loin, Broza précise ce qu’il entend par croyances.
Les croyances évoquent le fait religieux, mais dans le contexte de l’état d’esprit Agile, elles ont un sens tout autre.
Une croyance est une conviction. C’est quelque chose que vous considérez comme vrai mais que vous n’avez pas prouvé et peut-être que vous ne pouvez pas prouver de manière rigoureuse.
Aujourd’hui cette affirmation que l’agilité est un état d’esprit est tellement courante qu’elle a été reprise par d’autres mouvements comme le Produit. Personnellement, j’ai eu une période pendant laquelle j’ai repris cette phrase. Certaines personnes que j’ai eues en formation se souviennent sûrement que je l’ai rabâchée, presque comme un mantra. C’était une erreur et je demande pardon pour le mal que j’ai causé. J’ai également fait une présentation où j’ai osé avancer une définition de l’agilité qui affirmait que c’était un état d’esprit particulier (vidéo, diapos). Je me suis demandé récemment si je ne devais pas retirer ce contenu avec lequel je ne suis plus d’accord. Pour l’instant, j’ai décidé d’en laisser la trace comme souvenir de mes erreurs passées.
Pourquoi c’est une erreur ?
Il n’y a pas si longtemps, je me serais senti bien seul en disant que l’agilité ne doit pas être définie comme un état d’esprit. Aujourd’hui, grâce à une insatisfaction grandissante envers l’agilité, j’ai de plus en plus d’interlocuteurs, comme Denis Migot ou Allen Holub, qui seraient d’accord ou du moins intrigués.
C’est en particulier grâce à l’écoute de diverses présentations données par Dave Snowden que j’ai commencé à revoir ma position sur le sujet. Il avance plusieurs arguments qui m’ont paru suffisants. Mais je sais qu’ils ne sont pas convaincants pour tout le monde alors je me permets d’en ajouter d’autres à la liste.
Incohérence scientifique
L’argument qui devrait suffire de lui-même est que la notion d’état d’esprit et surtout le terme « mindset » en anglais sont incohérents avec l’état de l’art des sciences en général et en particulier les neurosciences. Au début, ce concept était prometteur, tout comme celui des modèles mentaux. Différentes avancées scientifiques ont depuis démenti ces concepts.
Cognition 4E : La cognition est une fonction distribuée dans le corps (incarnée), l’environnement (intégrée), les objets (étendue) et les actions (énactée). Ce modèle est appelé cognition 4E. Il est mis en avant par différents experts comme Andy Clark et on peut trouver beaucoup d’informations sur le sujet dans The Oxford Handbook of 4E Cognition.
Affordance : L’environnement et les objets présentent certaines affordances. L’affordance est « la propriété d’un objet ou caractéristique d’un environnement immédiat qui indique l’utilisation de celui-ci » (Wiktionnaire). Par exemple, on peut dire que la poignée d’une porte afforde le fait d’être tournée, le gros bouton rouge afforde le fait d’être appuyé, la sensation de faim afforde la recherche de nourriture, la rencontre d’une personne peut afforder une salutation selon les circonstances. L’affordance a un fort impact sur le comportement. Les affordances présentes peuvent empêcher une personne d’agir selon ses croyances. Par exemple, en 1973, une étude a été menée sur l’impact de la parabole du Bon Samaritain sur la disposition des participants à aider une personne en détresse. Dans l’étude, différents groupes d’étudiants en théologie devaient préparer une présentation soit sur la parabole du Bon Samaritain, soit sur les débouchés du cursus. Les étudiants devaient préparer la présentation dans une salle et la jouer dans une autre à l’autre bout du campus. Un acteur était positionné sur le chemin déguisé en SDF et faisant croire qu’il était mal-en-point. À certains groupes, on donnait peu de temps, à d’autres un temps raisonnable et aux autres, on ne donnait pas de contrainte de temps. L’étude a montré que le temps donné pour traverser le campus était un meilleur prédicteur du fait qu’un participant veuille bien proposer de l’aide. C’est James Gibson qui a introduit le terme d’affordance en développant la théorie de la psychologie écologique. Anthony « Tony » Chemero est un bon vulgarisateur sur ce sujet.
Identités assumées : Chaque humain possède une multitude d’identités qui sont assumées de façon fluide au cours de la journée. Pour ma part, chaque matin, je passe par mes identités de mari, de parent, de piéton, de passager du tram, d’utilisateur de réseaux sociaux. Le contexte importe plus que les qualités intrinsèques de chaque individu.
En somme, l’esprit n’est pas toujours dans un état bien précis, et même si c’était le cas, le comportement qui en résulte n’est pas aussi prédictif.
Émergence
Au lieu de parler d’état d’esprit, il serait plus cohérent de parler d’attitudes, d’habitudes, de valeurs, de croyances et de cultures. Mais tous ces éléments sont des qualités émergentes, c’est-à-dire qu’elles ne se déduisent pas des actions effectuées. L’émergence s’oppose au réductionnisme qui détermine les caractéristiques d’un tout par l’analyse de ses parties. Par exemple, je peux démonter un vélo, analyser le fonctionnement de chaque pièce, le remonter et prédire le comportement du tout. Le tout est ni plus ni moins la somme de ses parties. En revanche, je ne peux pas faire la même chose avec une grenouille ou en tout cas pas au même degré. La grenouille, comme tout être vivant, est plus que la somme de ses parties. La vie émerge de la physique et de la chimie puisque leurs lois ne permettent pas de la prédire [voir cet article]. De même, on ne peut pas prédire l’attitude qu’une personne aura, toutes les habitudes qu’elle saura prendre, les croyances et les cultures qu’elle adoptera. De façon grossière, on peut supposer une certaine disposition. Par exemple, il sera peu probable qu’une personne s’éprenne d’une culture qu’elle n’a jamais rencontrée. Mais on n’aura jamais ni certitude ni prédictibilité.
Fonder l’agilité sur une qualité émergente pose problème, principalement parce qu’on veut pouvoir répliquer l’approche à plusieurs équipes et à plusieurs entreprises.
Néo-colonialisme
Le décès de la reine Elizabeth II m’a fait réfléchir à ce que l’une de mes patries représente pour moi. Cela a éveillé une certaine dissonance cognitive. D’un côté, j’ai le souvenir d’être fier d’être britannique et d’être représenté par cette famille royale. D’un autre côté, je suis dégouté de ce que ce monarque en particulier et de ce que la royauté en général ont fait subir au monde entier, notamment avec l’empire et la colonisation.
Que ce soit par le gouvernement, la culture ou les missionnaires, la période de colonisation a causé de nombreux torts aux autochtones de divers continents, y compris sur l’île de la Grande-Bretagne. Le gouvernement anglais avait promulgué à différentes périodes des interdictions d’utilisation de toute langue autre que l’anglais dans les écoles dans la majorité de ses colonies. Au Pays de Galles, l’interdiction de parler gallois était appliquée en faisant porter le Welsh Not au dernier écolier à avoir enfreint la règle. À la fin de la journée, le porteur recevait une punition corporelle. Le gouvernement français a également mis des interdictions similaires, même en métropole avec la vache bretonne. Le film biographique A United Kingdom (ou Un royaume uni pour mes ami⋅e⋅s québécois⋅es), basé sur la vie de Seretse Khama, premier président du Botswana, illustre le dédain des Anglais à l’égard des colonies. Les Anglais se vantaient d’être civilisés et d’avoir apporté un niveau de civilité à ces autres nations. Mais c’était hypocrite, parce qu’ils imposaient leur langue, leur culture et leurs croyances, et supposaient qu’elles étaient supérieures.
Sans parler d’état d’esprit, cette même attitude et ces mêmes gestes peuvent souvent être attribués aux agilistes. Beaucoup d’agilistes parlent d’évangélisation ou de bonne parole. Certaines personnes affirment que l’agilité est toujours supérieure à son alternative, le cycle en V. Accessoirement, elles prétendent à tort que ce sont les deux seules options possibles (#manichéisme). Définir l’agilité comme un état d’esprit, c’est tenter d’imposer une culture et des croyances à d’autres personnes.
Alors, certaines personnes se défendent en disant qu’elles n’imposent pas et que tout le monde n’est pas fait pour l’agilité. Cette défense est insuffisante puisqu’elle établit tout de même une hiérarchie de classes sociales entre une noblesse agile et une bourgeoisie rigide.
Liberté de conscience
Au-delà d’une volonté de coloniser les esprits des gens, il est difficile de réconcilier un état d’esprit agile avec la liberté de conscience. Ce qui devrait importer, ce sont les comportements, que ce soit les paroles ou les actes. Je n’ai pas à me préoccuper de tout ce que pense quelqu’un d’autre.
Je peux d’ailleurs ici faire le parallèle avec le racisme ou d’autres discriminations. Ce qui est répréhensible ce sont bien les comportements discriminatoires et non les pensées.
Inclusion
Dans la continuité de cela, si l’agilité est définie par l’état d’esprit ou la culture, elle ne peut pas être inclusive, à moins d’être tellement vague au point de ne plus être utile. Ce serait comme dire que pour être développeur, il faut avoir la même culture qu’un homme blanc barbu cisgenre âgé de 18 à 40 ans (je mets 40 pour m’inclure dedans 😂) qui adore Star Wars et qui répond à toute question par 42.
Piste trompeuse
Si l’on voulait tout de même essayer d’inclure des personnes qui n’ont pas eu la chance d’être nées d’une certaine manière dans un certain milieu social, comment fait-on ? Comment acquérir l’état d’esprit agile ? C’est quoi le premier pas ? Dans les formations ou dans le coaching, qu’est-ce qui permet concrètement de transmettre l’état d’esprit agile ?
De façon analogue, comment peut-on acquérir une autre culture ? Si on prend l’exemple de la culture française, le meilleur moyen est d’aller en France, de discuter avec les gens, d’apprendre le français, de se mêler à la vie quotidienne. C’est par l’action et la pratique. Et par la magie de l’émergence, ces actions permettent également de contribuer à la culture. Un anglo-américain (au hasard) implanté en France va à la fois recevoir et contribuer à la culture française, dans un échange à vases communicants.
Pour revenir à la notion d’émergence, la culture agile émerge des actions des agilistes.
Diversité et résilience
En essayant en vain de réduire l’agilité à un état d’esprit ou à une culture fermée, l’agilité devient rigide et fragile, tout le contraire de ce qu’elle voulait être. En effet, moins l’agilité puise dans diverses sources, moins elle sera utile et forte. Et puis, si elle était déjà si forte que ça, elle devrait pouvoir résister aux abus.
Excuse facile
Enfin, lorsqu’une transformation agile échoue, c’est facile de rejeter la faute (très agilement) sur les autres. Forcément, les méthodes agiles sont bonnes. Forcément, elles étaient appropriées au contexte. Forcément, les pratiques ont été enseignées de façon claire et irréprochable. Donc l’erreur ne peut que résider en la faiblesse d’esprit des autres.
Luke : « Je n’arrive pas à y croire. »
Yoda : « Voilà pourquoi tu échoues. »
Certaines personnes diront que l’état d’esprit à avoir se résume à la croyance que les méthodes agiles fonctionnent. Il s’agit là du cumul d’une fausse doctrine chrétienne (l’évangile de prospérité), du mythe du Père Noël, d’une injonction à l’effet placebo et d’une paresse intellectuelle.
En réalité, il faut examiner les preuves et constater qu’il n’y a pas de résultat empirique qui montre la validité des méthodes agiles dans tous les contextes. Il faut reconnaître la folie de conférer le grade de Master de quoique ce soit à une personne qui n’a suivi qu’une formation d’une poignée de jours évaluée par un QCM. Et il faut prendre en compte le facteur humain dans la conduite du changement, pour de vrai, en admettant que parfois certaines méthodes ne soient pas adaptées parce que le contexte humain n’est pas propice.
Que faire à la place ?
En premier lieu, si une pratique est incohérente, il faut arrêter d’en faire la promotion et il faut tenter d’arrêter de s’en servir. Pour aider à faire la transition, voici quelques alternatives qui me semblent plus cohérentes.
Connaissance tacite
Je pense que l’une des raisons principales du recours à la notion d’état d’esprit agile, c’est le constat que beaucoup ont eu de voir des pratiques agiles utilisées d’une manière vide de sens. Un peu comme si l’on avait enseigné à un enfant comment enfoncer un clou avec un marteau et qu’il s’était mis à mettre des clous partout, surtout là où ce n’était pas nécessaire.
Alors qu’est-ce qu’il manque, si ce n’est l’état d’esprit ? Pour moi, il s’agit avant tout de la connaissance tacite. Ce terme, introduit par Michael Polanyi, désigne toute connaissance qui peut difficilement être articulée sous forme verbale ou écrite. La connaissance tacite se distingue de la connaissance explicite. Certains experts comme Larry Prusak parlent de « know-how » et de « know-what ». Aristote parlait de phronesis et de sophia.
Exemples de connaissance tacite (know-how, phronesis) :
- La sensation de perception d’une couleur
- Comment tenir en équilibre sur un vélo
- Comment positionner ses mains et comment faire pression sur des briques LEGO pour pouvoir les assembler
- Quand et comment modéliser un problème sous la forme d’un énoncé mathématique.
- Jouer d’un instrument de musique, notamment improviser
Exemples de connaissances explicites (know-what, sophia) :
- Le mélange d’une peinture rouge avec une peinture bleue donne une peinture violette.
- Le fonctionnement mécanique d’un vélo.
- Quelles briques LEGO assembler dans quel ordre pour construire une voiture.
- Les vérités mathématiques (1+1 = 2)
- Le solfège
Puisque la connaissance tacite ne peut pas être transmise à l’oral ou par écrit, en tout cas pas directement et pas sans un effort considérable, cette connaissance est plus visqueuse, plus difficile à transmettre à l’échelle, plus difficile à dissocier de son porteur. La transmission de connaissance tacite passe principalement par l’expérience. C’est en forgeant qu’on devient forgeron. C’est par essais et erreurs. Je ne peux pas toujours expliquer à mes enfants comment faire, je dois parfois leur montrer et ensuite les laisser essayer et explorer. Pour que la transmission soit plus riche et efficace, l’exploration peut être dirigée et l’environnement adapté pour que l’échec soit surmontable. C’est ce que les psychologues comme K. Anders Ericsson appellent la pratique délibérée (deliberate practice).
Un exemple personnel qui m’a marqué est un exercice qu’un de mes coachs de softball m’a fait faire (vidéo). Il observait que quand je lançais la balle, elle ne restait pas dans un même plan. D’un point de vue physique, un lancer sera plus efficient et plus précis si la balle reste dans l’axe situé entre mon épaule droite et la cible. Il ne suffisait pas de m’expliquer cette erreur pour que je puisse la corriger. Mon coach m’a demandé de me positionner à côté d’un mur. Dès que ma main s’écartait de la bonne trajectoire, soit je tapais ma jambe, soit je tapais dans le mur. Cet exercice m’a très rapidement permis de corriger mon geste. Vu que l’erreur revenait de temps en temps, je l’ai intégré dans mon régime d’entraînement personnel.
La connaissance tacite peut également comprendre des changements physiologiques qui prennent du temps. Des exemples classiques sont :
- le développement des muscles et de la mémoire musculaire par l’entraînement ;
- les changements dans le cerveau et le reste du corps après avoir passé le permis de conduire, ce qui justifie la période probatoire ;
- l’agrandissement de l’hippocampe, la partie du cerveau dédiée entre autres à l’orientation dans l’espace, chez les chauffeurs de taxis.
J’entends souvent que l’agilité ne peut pas être réduite à des méthodes et des pratiques. On dit qu’il y a des valeurs, comme les quatre valeurs du manifeste ou les cinq valeurs de Scrum. En ce qui concerne le manifeste, pour moi ces valeurs sont en réalité des heuristiques. Une heuristique, c’est une stratégie de prise de décision rapide, mais pas forcément optimale dans toute situation. Pour ce qui est des autres valeurs, on arrive au même problème que pour l’état d’esprit. Les valeurs sont émergentes et je n’ai pas à imposer les miennes aux autres.
Dans les textes que j’ai cités, on voit des croyances. Dans The Agile Mind-Set, Broza affirme que pour avoir l’état d’esprit agile, il faut des convictions en des choses qui n’ont pas été prouvées ou ne peuvent pas facilement être prouvées. Je trouve amusant que Broza puisse voir une différence entre ça et une religion.
Dans Becoming Agile, on trouve au cœur de l’agilité « le besoin de répondre au changement constant. » Ce n’est pas un état d’esprit ou une croyance, mais un contexte. Cela cerne le champ d’application de l’agilité et peut faire partie de chaque méthode agile.
On dit que les pratiques et méthodes seront mal appliquées si on n’en comprend pas le sens. Mais c’est étrange de dissocier le sens de la méthode d’elle-même. Cela fait partie des connaissances tacites à transmettre.
On dit que toutes les méthodes et pratiques émanent d’un état d’esprit, ce qui permet à la fois de donner du sens, mais aussi de pouvoir adapter et faire évoluer les pratiques. C’est un peu comme un bon chef cuisinier qui est capable de jeter le livre de recettes et d’improviser un plat succulent, même à partir des fonds de placards. Or un chef cuisinier ne s’appuie pas sur un état d’esprit ou des valeurs, mais plutôt sur des connaissances tacites et explicites sur les techniques de cuisine et le mélange des saveurs. Tout cela forme ses méthodes et pratiques.
J’entends également qu’en restant uniquement au niveau des pratiques, on risque le culte du cargo. De manière similaire, il s’agit d’un manque de transmission de savoir-faire. J’aimerais illustrer cela avec un exemple partagé par Kevlin Henney dans une de ses présentations. Il raconte l’histoire d’un de ses enfants qui regarde sa femme essuyer les miettes vers le bord de la table à la fin du repas. Il se met à faire pareil, sauf qu’il laisse tomber les miettes par terre. Depuis sa chaise, il ne pouvait pas voir que l’autre main de sa maman était positionnée sous le bord de la table pour récupérer les miettes et les jeter ailleurs. Ce n’est pas un état d’esprit qui manque dans ce cas. C’est tout simplement que la leçon n’est pas terminée. Il n’y a qu’une partie de la méthode qui a été transmise.
À mon avis, tout cela doit nous pousser à revoir la manière de définir nos méthodes et la manière de les transmettre. Sans doute un modèle par apprentissage continu est nécessaire.
Cela ne permettra pas de se protéger de tous les abus, notamment des personnes qui chercheront à se faire de l’argent en vendant leur poudre de perlimpinpin. Mais si nous prenons mieux en compte la composante tacite, nous pourrons saper l’énergie à un bon nombre de dérives.
Contextualisation
Pour mieux avancer, il va falloir accepter qu’il n’y a que très peu de choses universelles. « Il y a un temps pour tout sous le soleil » a dit l’Ecclésiaste. Et si d’après Einstein même le temps est relatif, alors nos méthodes de travail aussi. L’agilité n’est pas applicable partout. La mouvance de manufacture agile l’avait déjà compris en 1998. Le cycle en V n’est pas un gros mot et a une utilité, même dans le développement logiciel. Et ces deux possibilités ne couvrent pas tous les contextes.
Quelles méthodes choisir ? Ça dépend. J’aimerais qu’on aille plus loin dans la discussion et se poser la question : « mais, de quoi ça dépend ? »
Par exemple, je trouve inutile de débattre s’il faut toujours estimer ou ne jamais estimer. Je trouve plus cohérent de trouver des manières de discerner quand estimer et quand ne pas estimer. Quand je participe à un projet sur une plateforme de financement participatif, il y a une estimation d’atterrissage lointaine et vague. Quand je commande sur un magasin d’e-commerce, j’ai une date de livraison précise, proche et généralement respectée. L’inverse serait absurde. Je trouve que Liz Keogh apporte une heuristique intéressante qui consiste à faire sens de la complexité avec des questions très factuelles puis d’estimer les éléments qui ne dépassent pas un certain seuil. Plus généralement, les cadres conceptuels comme Cynefin, Courbes Flexueuses ou la cartographie de Wardley aident à faire sens du contexte et à mieux choisir les méthodes à adopter.
Affordances du système
En plus d’une meilleure conception de nos méthodes et une meilleure transmission, il faut aussi apporter des améliorations aux systèmes dans lesquels les gens évoluent. Il s’agit de modifier les affordances pour que l’environnement lui-même suggère l’action appropriée.
J’entends souvent que l’agilité ne peut pas être appliquée tant que toute l’organisation ne décide pas de s’y mettre et qu’il faut prendre une approche holistique à la transformation organisationnelle. Cette réflexion s’appuie sur la fausse hypothèse que le système est porté par les autres, le management et le métier, et qu’aucun changement n’est possible sans l’implication de ces autres. Cette hypothèse est fausse pour des tas de raisons, dont certaines que j’ai déjà évoquées. Par exemple, le fait que la culture évolue sous l’effet de tout le monde. La culture d’une entreprise n’est pas déterminée uniquement par les actions du top management. Nous avons toutes et tous une certaine agentivité, un rayon d’action.
Je ne dis pas qu’il faut agir seul. Au contraire, nous avons besoin des autres, par exemple pour éviter le surmenage et le syndrome du héros, pour faire émerger de nouvelles idées, pour donner du courage ou pour aider à trouver du boulot ailleurs quand l’organisation est trop restrictive.
Empirisme
La méthode Scrum en particulier et les agilistes en général prétendent procéder par empirisme. C’est largement faux. L’empirisme n’est pas de tester un truc, de regarder si ça marche. Il s’agit là d’une démarche inductive.
L’empirisme, surtout l’empirisme poppérien qui est le fondement de la méthode scientifique moderne, s’appuie sur le principe de réfutabilité. D’abord, on formule une hypothèse. Ensuite, on vérifie qu’elle est réfutable. Enfin, on mène une expérience qui peut la réfuter.
Dans les systèmes humains, il faut faire attention au moins à deux effets qui peuvent donner des faux positifs et rendent plus difficile la réfutation : l’effet placebo et l’effet Hawthorne. Les expériences empiriques doivent prendre en compte ces effets. Souvent, cela se passe par le recours à des groupes de contrôle et la répartition aléatoire des participants dans les groupes. Souvent, il y a une part d’incertitude du point de vue des participants. Dans les essais des médicaments, le participant ne sait pas s’il prend un placebo ou pas. Dans certaines études de psychologie ou de neuroscience, l’objectif de l’étude est masqué. Par exemple, dans l’expérience du Bon Samaritain, les participants étaient focalisés sur la présentation à faire et ne savaient pas que l’étude portait sur leur disposition à aider une personne en détresse.
Avant d’affirmer qu’une méthode fonctionne, il faut prendre la peine de vérifier que c’est mieux qu’un effet placebo ou un effet Hawthorne.
Cohérence
Cela ne veut pas dire qu’on ne peut pas continuer à explorer de nouvelles idées et d’innover dans ce domaine. En attendant d’avoir des résultats empiriques, on peut éprouver ces nouvelles idées en regardant si elles sont cohérentes avec l’état de l’art scientifique. On peut construire des pratiques non pas sur des convictions ou des croyances non prouvées, mais sur des hypothèses compatibles avec la théorie. C’est comme ça que la science avance. Il faut juste éviter de survendre les résultats.
Quel avenir pour l’agilité ?
Si on ne doit pas définir l’agilité comme un état d’esprit, quelle définition donner ? Cette question est plutôt fâcheuse puisque les rares personnes à mouiller le maillot se sont appuyées sur la notion d’état d’esprit.
D’autres tentatives présentent des problèmes similaires, comme le recours à certaines valeurs ou à une certaine culture. J’ai déjà vu des définitions vagues qui disent que l’agilité « c’est ce que font les professionnels », « c’est s’adapter à son contexte » ou « c’est appliquer la bonne méthode ». Ces définitions sont trop vagues pour être utiles.
Les pistes que je trouve intéressantes peuvent être divisées en deux catégories : celles qui sont prescriptives et celles qui sont descriptives.
Prescriptive
Une définition prescriptive impose un avis tranché sur le sujet. Ce n’est pas forcément une mauvaise chose et ce n’est pas nécessairement contradictoire avec la notion d’agilité. Sans frottements, on aurait du mal à se déplacer. Sans ossature, on aurait du mal à se mettre debout.
Une première définition potentielle revient au sens premier du terme « agile » en tant qu’adjectif. Être agile, c’est avoir « des facilités pour agir ou se mouvoir » (Wiktionnaire). Une méthode, une pratique, un processus, une équipe ou une entreprise serait agile si elle présente des facilités pour agir ou se mouvoir. Cette définition nécessiterait de développer un test d’agilité. On peut éventuellement se rapprocher d’une notion qui semble similaire : la résilience.
Une deuxième définition reviendrait à un terme qui était souvent employé à la naissance des méthodes agiles : la légèreté. L’agilité serait composée de méthodes légères. En créant le Coeur de l’Agilité, Alistair Cockburn a décidé de réduire l’agilité à quatre mots : collaborer, livrer, réfléchir et améliorer. Ce qui m’intéresse dans ces quatre mots est le fait qu’on peut en faire des heuristiques mesurables. On peut se poser des questions comme « Avons-nous collaboré ? » et avoir des réponses plutôt factuelles.
Un troisième type de définition s’intéresserait à ce que l’agilité permet. Par exemple, on pourrait dire que l’agilité, c’est l’ensemble des méthodes et pratiques qui permettent de générer de l’apprentissage rapidement, d’évoluer dans des contextes complexes ou de faire face au changement perpetuel.
Descriptive
Une définition descriptive s’appuie sur l’usage et ne cherche pas nécessairement à rationaliser les choses. Aujourd’hui, la majorité des dictionnaires prennent une posture descriptiviste : elles ne constituent pas une référence normative mais plutôt décrivent la situation présente sous toutes ses formes. Par exemple, une position descriptive serait de dire qu’une viennoiserie constituée d’une pâte levée feuilletée rectangulaire et enroulée sur une ou plusieurs barres de chocolat s’appelle aussi bien « pain au chocolat » que « chocolatine ». Par opposition, une position prescriptive imposerait l’un ou l’autre terme.
Selon un certain type de définition descriptive, une méthode ou pratique serait considérée comme agile si un groupe identifiable le reconnaît comme telle. Il existe deux projets intéressants dans ce domaine, Essence par Ivar Jacobson et Hexi par Dave Snowden, qui cherchent à spécifier l’ensemble des pratiques agiles, mais pas seulement, avec la granularité la plus fine. Cela permettrait de concocter des méthodologies complètes à partir d’ingrédients sélectionnés en fonction du contexte.
Un autre type de définition descriptive s’inspirerait des courants de pensée. La pensée agile serait identifiable d’une manière similaire à différents courants philosophiques. Cela ne s’appuierait pas pour autant sur des croyances dont on n’apporte aucune preuve.
Conclusion
Il est contreproductif de définir l’agilité comme un état d’esprit. Cela s’appuie sur une théorie qui a été démentie par différents résultats scientifiques et cela ne respecte pas l’humain. À la place, il vaut mieux évoquer la nécessité d’acquérir des connaissances tacites qui ne se transmettent pas aussi rapidement que les connaissances explicites. Il faut également reconnaitre les limites de l’agilité. L’agilité ne s’applique pas à tous les contextes. Certaines pratiques n’ont pas de validation empirique. Cela n’empêche pas d’innover, d’explorer, et d’expérimenter à condition de rester cohérent avec l’état de l’art des sciences et de ne pas survendre l’efficacité d’une innovation qui n’a pas encore fait ses preuves.
À l’avenir, une définition de l’agilité pourrait prendre différentes formes. Les formes qui me paraissent les plus prometteuses sont soit prescriptives et basées sur le contexte ou le résultat, soit descriptives et basées sur un courant de pensée ou une construction sociale.
Un très grand merci à toutes les personnes qui ont pris le temps de relire les brouillons de cet article.
Autres références
- P. Abrahamsson, J. Warsta, M. T. Siponen and J. Ronkainen, “New directions on agile methods: a comparative analysis,” 25th International Conference on Software Engineering, 2003. Proceedings., 2003, pp. 244–254, doi:10.1109/ICSE.2003.1201204.
- Highsmith, Jim. (2004). Agile Project Management: Creating Innovative Products. The Agile Software Development Series.
- C. Dweck, Mindset: The New Psychology of Success, 2006.
- J. Shook. “How to Change a Culture: Lessons From NUMMI”, MIT Sloan Management Review. 2010.
- D.J. Snowden, “A mélange of potentialities, not a mindset”, 2020.
Merci pour cette réflexion détaillée Robin 😉
Je plaide également coupable d’avoir insisté lors de mes formations sur le fait que l’Agilité est (ou nécessite) un certain “état d’esprit”.
Après je trouve que le fameux schéma de Sidky dont tu parles illustres malgré tout quelque chose de fondamental : pour tirer les vrais bénéfices de l’Agilité (être Agile) il faut une certaine ouverture d’esprit, et être prêt à changer des choses en profondeur (et donc comme tu le dis, finalement, être prêt à acquérir des connaissances tacites, qui vont nécessiter du temps et des efforts)
Ce n’est pas en rentrant dans l’Agilité par le simple prisme des pratiques qu’on obtient des résultats probants. Pire, si on le fait dans un environnement à la culture “anti agile” (j’ai pas trouvé de terme plus approprié, désolé), on peut mettre les équipes dans des situations d’injonctions contradictoires et créer de la souffrance.
Je suis entièrement d’accord avec toi (enfin je crois :P) sur le fait qu’on peut aller vers l’Agilité en partant des pratiques. Encore faut-il qu’il y ait une véritable volonté, un engagement, et même un questionnement profond sur “pourquoi on veut aller vers l’Agilité ?” et “comment on veut y aller ?”. Ce n’est peut-être pas un “mindset” le bon terme, mais une “ouverture d’esprit”.
Quand un dirigeant d’entreprise / DSI décide d’être “Agile” en réorganisant toute sa DSI et en cochant toutes les cases des pratiques Agiles sans jamais se questionner, sans jamais insuffler un supplément d’âme à cette réorganisation, cela aura toutes les chances d’être un “échec”.
Bien sûr, ça n’empêchera pas les équipes de produire des choses. Ca n’entraînera pas la faillite de l’entreprise.
Mais je pense aux humains derrières, embarqués dans un simulacre d’Agilité, qui vont souffrir et ne retenir qu’une chose : “l’Agilité c’est nul !”
Tu peux également voir des exemples sur le “Lean Management” (présenté comme tel) utilisé par des Directions pour licencier en masse (“on fera mieux avec moins des personnes”) alors que les fondamentaux du Lean sont bien éloignés de tout ça…