Il y a un peu moins de quatre ans, j’ai écrit un billet de blog où j’ai comparé le fait de blamer la culture, les mauvais mindsets et les modèles mentaux avec la théorie des miasmes pendant la peste : idée intéressante, science erronée, quelques bons impacts mais on n’aborde pas le fond du problème. Cela faisait partie d’une série de billets qui cherchaient à passer de l’Agile (en tant que chose) à l’Agilité (quelque chose qui est plus fluide et qui est en mouvement). C’est pour une raison similaire que je préfère “sense-making” à “sensemaking”. L’Oxford English Dictionary donne la définition suivante du mot « mindset » : Un ensemble établi d’attitudes, surtout vu comme typique des valeurs culturelles ou sociales d’un groupe particulier; (aujourd’hui et plus généralement) un état d’esprit, attitude, disposition. [A comparer avec les définitions du mot mentalité données par le CNRTL.]
L’idée des modèles mentaux a été rendue populaire par Senge mais j’ai l’impression qu’il s’appuyait sur la définition selon Forrester, à savoir : « L’image que l’on se fait du monde qui nous entoure, celle qui traine dans notre tête, n’est rien d’autre qu’un modèle. Personne n’imagine dans sa tête le monde, son gouvernement ou son pays en entier. On n’a que des morceaux choisis et des liens entre eux, et on utilise cela pour se représenter le vrai système. » Cette dernière définition a donné lieu aux idées d’apprentissage en simple ou double boucle qui avaient pour but de chambouler et de changer les-dits modèles. Puis, en 2007, nous avons eu le livre de Carol Dweck, Changer d’état d’esprit : Une nouvelle psychologie de la réussite. Du titre et du sous-titre, on devine bien pourquoi c’était (et c’est toujours) un bestseller et pourquoi cela a donné naissance à toute une industrie. En particulier, on y attribue la création des tableaux manichéens comparant les états d’esprit fixes (fixed mindset) aux états d’esprit de développement (growth mindset) et ainsi de suite. Dweck a toujours été transparente sur les potentiels abus de ces idées (et il y en a eu beaucoup) et a accepté les critiques venant du monde académique plus large que ces expériences n’avaient pas pu être répliquées malgré de multiples tentatives.
Alors, je pense que les modèle mentaux, les états d’esprit et l’apprentissage en double boucle s’inscrivaient bien dans un développement au sens large de théories et de pratiques organisationnelles et ces concepts représentent un pas utile dans un cheminement qui se poursuit encore. Mais je pense qu’il est l’heure de passer à autre chose. Nous devons également reconnaître que l’implicite ne ut pas toujours être rendue explicite sans préjudice significatif, un thème sur lequel je reviendrai. Mais je pense que l’inconfort primal face à l’ambiguité explique en partie l’attrait des différentes recettes industrielles concoctées à partir des travaux de Dweck et d’autres, les sortant du contexte de l’éducation qui est sensible aux spécificités culturelles. Je dirais des choses similaires demain lorsque j’aborderai les théories de développement vertical et toute l’industrie autour des modèles de maturité. Je pense également qu’une bonne partie des travaux était bien intentionné est progressiste pour l’époque. Personne n’objecterait contre l’idée qu’il faut motivé les enfants, les athlètes etc. afin de développer leur confiance en soi et la capacité à surmonter les obstacles. Les travaux de Dweck en particulier donnent plus raison à l’acquis plutôt que l’inné dans cet éternel débat. L’attractivité idéologique de cela est intéressante. Pour les progressistes, cela veut dire que nous sommes tous créés égaux, mais ce message est facilement déformé (et il l’a été) afin de jeter la faute sur l’individu ou lui attribuer la responsabilité. Il est bien trop facile de passer de l’encouragement à l’accusation et lorsque ton initiative chérie (Agile ou autre) vient juste de tomber victime de la culture organisationnelle (et c’est le cas pour la plupart) la tentation est terrible d’accuser les gens de ne pas avoir le bon état d’esprit ou les bons modèles mentaux plutôt qu’admettre que votre programme n’était pas le bon tout simplement. Cette tentation semble être proportionnelle à l’enthousiasme du ou des partisan(s) du changement.
Alors pourquoi est-ce que tout ça est un problème ? Eh bien, pour plusieurs raisons, dans aucun ordre :
- Comme tout un ensemble de méthodes et de théories qui sont issues des années 1990 et 2000, cela confond les propriétés émergentes de multiples intéractions au fil du temps avec des liens de causalité. Les attitudes émergent avec le temps, pour l’essentiel du fait de ce qu’il arrive à nous et aux gens qui nous entourent dont nous sommes conscients. Des narratifs et croyances communs émergent et en présence de renforcement sont pris pour des vérités. Les changements sur les processus, ainsi que d’autres changements dans une organisation, changent les affordances qui s’offrent aux gens et changent le champs d’action dont disposent les individus et les groupes. C’est le b.a.-ba de la théorie de la complexité qu’on ne décrète pas une qualité émergente, mais on peut gérer les contraintes, les catalyseurs et l’allocation d’énergie puis observer si ça évolue dans le bon sens.
- L’idée, ainsi que la métaphore qui l’alimente, est de nature cognitive et très centrée sur l’ingénieurie et le traitement de l’information. Etant donné que la plupart des gens défendent un modèle de la conscience distribué, c’est un problème. Si la cognition est incarnée, alors les réponses entrainées et induites chimiquement du corps jouent un rôle. Si la cognition est énactée et/ou intégrée, alors les intéractions avec son environnement et ses actions sont déterminants. Si la cognition est étendue à l’environnement, à travers les processus sociaux et les narratifs communs, alors ces éléments constituent également des contraintes. Les modèles cartésiens et calculatoires sont désormais écartés par les sciences naturelles, ou sont en passe de l’être. Cela implique que tout ce qui tourne autour de l’état d’esprit ou des modèles mentaux devra être réexaminé en profondeur. Je mettrais aussi sous le feu des projecteurs le cognitivisme et les approches humanistes ainsi que le romantisme et l’idéalisme.
- Nous avons davantage de connaissances sur l’hérédité, non seulement en génétique mais aussi en épigénétique, qui tendent à donner raison au lamarckisme, ce que Darwin lui-même affirmait. Il disait que la culture était héréditaire mais qu’on n’en connais pas le mécanisme ; nous savons désormais qu’il s’agit d’un phénomène biologique et pas seulement comportemental. Les différents travaux des matérialistes, puisant dans le féminisme et d’autres sources comme Deleuze, constituent un ensemble grandissant qui nous permet de mieux comprendre les gens, ces gens dans la société, leur mode opératoire et les contraintes qui s’appliquent à leurs diverses actions.
Il est alors temps de passer, avec respect, à quelque chose de plus nuancée, rigoureuse, résiliente et, si je puis dire, pratique. Nous faisons beaucoup de travaux dans ce domaine. Nous mettons au point un processus de cartographie des contraintes pour aboutir à des contrefactuels et des constructeurs (la côté pratique de la théorie publié dans cet article récent) et nous avons déjà réalisé trois projets pilotes. J’écrirais davantage à ce sujet mais nous nous focalisons sur une cartographie fractale de la zone d’opération légitime afin de pouvoir commencer par agir là où c’est possible plutôt que de rêver d’une vision idéaliste d’un futur idéal. En tant qu’organisation, nous nous sommes toujours focalisés sur la cartographie d’attitudes et de la culture à partir de micro-narratifs et observations. Cela permet une nouvelle approche au changement, à savoir « Que pouvons-nous faire demain pour générer plus de retours comme ceux-ci et moins de retours comme ceux-là ? ». J’ai déjà écrit à ce sujet mais je prévois de partager les actualités. Alors attendez-vous à d’autres billets sur ces deux méthodes. Pour l’instant j’aimerais terminer avec une autre approche que j’utilise en ce moment avec quelque succès. Il s’agit d’aborder la gestion des attitudes sous le prisme de ce qui commence à s’appeler les 3 A, à savoir :
- Agentivité ou capacité d’agir
Qui ou qu’est-ce qui peut prendre des décisions ? Qui a la capacité d’agir et dans quelle mesure ? - Affordance
Quelles opportunités sont offertes ou empêchées par l’écosystème dont fait partie un individu ou un groupe (plutôt ce dernier) ? - Agencement
Quels schémas de croyances et de compréhension constituent des contraintes sur le comportement, des attracteurs desquels il est difficile de s’échapper.
Plutôt que de se demander quel état d’esprit il faut avoir, ce qui est trop abstrait et individualiste, nous devrions regarder à travers ces trois prismes et commencer par identifier où nous pouvons introduire des changements et de ses actions où nous pouvons observer l’évolution, afin d’encourager les glissements d’attitude qui vont dans la bonne direction. Certains seront peut-être intéressants. Certains se révéleront mauvais mais nous pourrons nous en rétablir. En d’autres termes, nous prenons une approche évolutionnaire et fractale, qui prend en compte les différences de champs d’action selon le niveau où l’on se place dans l’organisation. L’exécutif peut faire des choses qu’un middle manager ne peut pas et ainsi de suite. Différentes parties de l’organisation peuvent se trouver à dans différentes situations et emprunteront donc différents chemins. La diversité cognitive et expérientielle sont un atout pour la résilience. Nous avons besoin de ce que j’appelle une hétérogénéité cohérente. Nous pourrions ajouter que l’approche doit être anthropocentrique par nature, se séparant des différents paradigmes et métaphores d’ingénierie qui semblent accompagner l’idéalisme de bisounours préjudiciable à tous.
Un mélange de potentialités plutôt qu’un miasme d’autosatisfaction temporaire…
- Image illustrant l’article : Gapingvoid
- Traduction William Bartlett
Merci Dave pour cet article. Je connaissais déjà Cynefin mais peut être que je devrais aller plus loin avec votre livre?
Merci 🙂